Clarté du matin

Johannes Vermeer (1632-1675), Femme lisant une lettre – v. 1663 – Huile sur toile – 46,5 x 39 cm – Rijksmuseum, Amsterdam

Parfois, les mots sont de trop. Surtout en peinture où l’image devrait se suffire à elle-même. L’image parle par résonance jusqu’au plus abstrait de soi tandis que les mots, ficelés dans un son et une graphie, limitent et enferment leur contenu. Bien qu’abrégés, ce sont des bavards qui viennent perturber notre regard méditatif. Car cette toile de Vermeer est comme une oraison. « La vie silencieuse des choses » disait quelqu’un d’inspiré.

Cette œuvre est difficile à ranger dans une catégorie. Scène de genre ou nature morte ? N’importe, la classification est secondaire, il n’y a que la lumière qui compte, on ne voit et ne ressent qu’elle. Maîtresse dans l’espace clos du tableau, elle organise la pièce et modèle les formes. Dans sa réalité optique, directe, elle se diffuse d’une fenêtre invisible et, par le jeu vaporeux d’un halo, applique de discrètes ombres bleues sur les murs. Des « gouttes lumineuses » animent les couleurs et vivifient le personnage dont on ne sait s’il est de chair et d’os ou le mannequin costumé mis en scène par l’artiste.

Il est probable que son épouse enceinte lui servit de modèle. Comme elle ne lui donna pas moins de onze enfants, quatre-vingt-dix-neuf mois de pose laissaient à Vermeer le temps de fignoler. Elle, ou le mannequin, lit une lettre, immobile, la peau gris perle s’éclairant au petit jour. Sa beddejak (« veste de lit ») de satin outremer répond aux bleus des sièges et des ombres, qui répondent à leur tour au jaune indien de la robe, de la chevelure et de la carte pendue au mur. Effet rythmique des deux couleurs et, si l’on joue au savant, complémentaires adjacentes du disque chromatique. Car il y a une méthode ici, et rigoureuse, dans la couleur comme dans l’agencement des formes. Pas de hasard sauf ces quelques mèches bouclées qui lui caressent la joue. Longtemps, j’ai cru que ces volutes étranges étaient une erreur d’imprimerie, quelque chose d’à moitié effacé. Un genre de gribouillis du temps. Ou alors une guipure, un tatouage. Au vrai, la liseuse de Vermeer ne pouvait être tatouée comme un yakuza ! Alors qu’était-ce donc ? Il aurait fallu examiner l’œuvre sur place, dans sa matière et non sur papier glacé, cette contrefaçon ! pour comprendre enfin que ce n’était que la continuité des cheveux ou de la perruque.

Vermeer a su imposer sa patte, après coup, à partir des modèles de l’école hollandaise : Rembrandt, déjà célèbre, les clairs-obscurs embrasés des caravagistes d’Utrecht mais aussi Pieter de Hooch, à la manière si proche, au point d’ignorer qui, de lui ou de Vermeer, influença l’autre. La palette et la lumière s’accordent au climat de Delft, une poudreuse atmosphérique. Son ambiance intimiste pénètre avec douceur la sphère bourgeoise et domestique. Son étonnante fusion d’exactitude formelle et de fondu velouté donne à certains de ses tableaux cette réverbération particulière, redécouverte après un long sommeil.

Vermeer fut longtemps un peintre oublié. Peut-être parce qu’il ne peignit que pour un seul commanditaire. Peut-être parce que les collections princières, devenues publiques, ne comptaient aucune de ses œuvres. Lorsqu’on le redécouvrit au XIXe siècle, on se mit à le traquer avec fièvre, la rareté de ses tableaux inspirant bien des faussaires. Seules seize toiles sont signées et datées. L’attribution des autres reste encore incertaine.