Le saint patron de la forêt

Gérard Garouste (1946), Saint Hubert et le nid d’oiseaux – 2013 – Huile sur toile – 160 x 195 cm – Collection particulière

Aux temps des Pépin, des Childrebrand et des Rotrude, festoyait en son duché un certain Hubert, noble époux, dit-on, d’une fille de roi. Il menait galante vie et bonne chère au sein d’une cour un peu rustique de Francs chevelus portés sur la chopine et la castagne. Lorsqu’on ne guerroyait pas contre d’autres barbares que soi, on s’adonnait à l’art de courre le gros gibier. C’est ainsi qu’aux vêpres d’un Vendredi saint, Hubert ne trouvant personne pour rompre la sainte astreinte en allant débucher une bête, s’engagea, un couteau de chasse en main, dans l’épaisseur de la forêt.

Il repéra un cerf à la ramure époustouflante. Un cerf tout blanc comme il n’en existe que dans les rêves. Il s’empressa de le poursuivre, serrant de près entre les arbres sa croupe bondissante, le ratant de peu, le rattrapant enfin. Lorsque Hubert leva la dague sur sa proie, celle-ci lui fit face. Une croix de lumière brillait entre ses bois. Le cerf lui dit : « Hubert ! Hubert ! Jusqu’à quand cette vaine passion te fera-t-elle oublier le salut de ton âme ? » Saisi d’épouvante, Hubert tomba à terre et demanda : « Seigneur ! Que faut-il que je fasse ? » Et l’animal, qui était Dieu déguisé, de répondre d’aller faire pénitence et de se montrer digne de Lui. Le chrétien dévoyé prit dare-dare l’habit, devint un moine exemplaire et fut consacré évêque du pays liégeois. C’est ainsi qu’on l’édifia patron des insomniaques et des chasseurs. De nos jours, on connaît surtout saint Hubert pour sa messe en grand équipage où l’on sonne de la trompe si fort et si longtemps qu’on en deviendrait sourd.

Le peintre, lui, se dispense du folklore issu des Mérovingiens pour se concentrer sur la poésie de l’histoire. Il transpose le saint forestier du haut Moyen Âge en chasseur bienveillant portant gibecière et chapeau de feutre. Au crépuscule, les ombres bleues se détachent sur un ciel flamboyant. L’homme et l’animal, compagnons d’éternité, ont enfin trouvé la paix. Leurs silhouettes se découpent au point du jour sur un fond de nuages. Le ciel rappelle une lampe à lave avec ses masses mouvantes de cire fondue. L’homme et l’animal s’arrêtent pour observer, pétris de respect, un oiseau et son nid. Un petit nid tout frêle posé en équilibre sur un andouiller, croisée de cornes de cerf. À moins qu’il s’agisse d’un arbre mutant ou d’un totem planté dans une termitière dont les bras se rejoignent pour en faire un collet.

Garouste est un naturaliste. Un naturaliste qui puise sa réalité dans les chimères. Mystérieux, organique, la torsion des personnages, la pâte labourée sur la toile et ses propres états d’âme surgissent d’un abîme qui ressemble aux enfers. Dans un flot de couleurs providentielles émergent des hybridations à la fois lugubres et attachantes. Le Greco plane dans les environs. Pour Garouste, héritier des maîtres maniéristes, le bestiaire, partout, forme un peuple dont les corps disloqués, enfantés par les mythes, les textes classiques et l’héritage judéo-chrétien sont disposés comme sur les planches d’un théâtre hallucinatoire. Leur beauté est envoûtante ; elle nous intrigue, nous rend voyeur car on y devine les tiraillements, la souffrance et la jubilation de l’artiste affleurer dans la matière.

Interné à plusieurs reprises, Garouste assume sa bipolarité et sait en jouer tout en conservant une discipline tirée des règles traditionnelles : exigence, rigueur, travail, équilibre dans l’apparente confusion. Il reprend à son compte les sujets académiques, les façonne à son image, à son expérience, à ses interrogations. Jusqu’à sa folie. Il dit avancer « comme on remonte à la source », à contre-courant. Tel un cistercien visionnaire devant l’œuvre à bâtir, il défriche à la serpe la jungle du milieu. Un milieu qui tique, parfois, devant son art figuratif, expressionniste, si loin des codes contemporains. Garouste est unique en son genre. Son œuvre est somptueuse, puissante, déclinée sur de grands formats qui font tourner la tête. Avec ça, le génie de laisser son empreinte sur nous.